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"Chagrin" de Pierre Corneille (1684)

Usez moins avec moi du droit de tout charmer ; Vous me perdrez bientôt si vous n’y prenez garde. J’aime bien à vous voir, quoi qu’enfin j’y hasarde ; Mais je n’aime pas bien qu’on me force d’aimer. Cependant mon repos a de quoi s’alarmer ; Je sens je ne sais quoi dès que je vous regarde ; Je souffre avec chagrin tout ce qui m’en retarde, Et c’est déjà sans doute un peu plus qu’estimer. Ne vous y trompez pas, l’honneur de ma défaite N’assure point d’esclave à la main qui l’a faite, Je sais l’art d’échapper aux charmes les plus forts, Et quand ils m’ont réduit à ne plus me défendre, Savez-vous, belle Iris, ce que je fais alors ? Je m’enfuis de peur de me rendre.

"Tristesse d’été" de Stéphane Mallarmé (1899)

Le soleil, sur le sable, ô lutteuse endormie, En l’or de tes cheveux chauffe un bain langoureux Et, consumant l’encens sur ta joue ennemie, Il mêle avec les pleurs un breuvage amoureux. De ce blanc flamboiement l’immuable accalmie T’a fait dire, attristée, ô mes baisers peureux "Nous ne serons jamais une seule momie Sous l’antique désert et les palmiers heureux !" Mais la chevelure est une rivière tiède, Où noyer sans frissons l’âme qui nous obsède Et trouver ce Néant que tu ne connais pas. Je goûterai le fard pleuré par tes paupières, Pour voir s’il sait donner au cœur que tu frappas L’insensibilité de l’azur et des pierres.

"Paris at night" de Jacques Prévert (1946)

  Trois allumettes une à une allumées dans la nuit La première pour voir ton visage tout entier La seconde pour voir tes yeux La dernière pour voir ta bouche Et l'obscurité tout entière pour me rappeler tout cela En te serrant dans mes bras

"Le jardin" de Jacques Prévert (1946)

  Des milliers et des milliers d'années Ne sauraient suffire Pour dire La petite seconde d'éternité Où tu m'as embrassé Où je t'ai embrassée Un matin dans la lumière de l'hiver Au parc Montsouris à Paris À Paris Sur la terre La terre qui est un astre.

"Sables mouvants" de Jacques Prévert (1946)

  Démons et merveilles Vents et marées Au loin déjà la mer s’est retirée Et toi Comme une algue doucement caressée par le vent Dans les sables du lit tu remues en rêvant Démons et merveilles Vents et marées Au loin déjà la mer s’est retirée Mais dans tes yeux entrouverts Deux petites vagues sont restées Démons et merveilles Vents et marées Deux petites vagues pour me noyer.

"Alicante" de Jacques Prévert (1946)

  Une orange sur la table Ta robe sur le tapis Et toi dans mon lit Doux présent du présent Fraîcheur de la nuit Chaleur de ma vie.

"Nuit de neige" de Guy de Maupassant (1880)

  La grande plaine est blanche, immobile et sans voix. Pas un bruit, pas un son ; toute vie est éteinte. Mais on entend parfois, comme une morne plainte, Quelque chien sans abri qui hurle au coin d’un bois. Plus de chansons dans l’air, sous nos pieds plus de chaumes. L’hiver s’est abattu sur toute floraison ; Des arbres dépouillés dressent à l’horizon Leurs squelettes blanchis ainsi que des fantômes. La lune est large et pâle et semble se hâter. On dirait qu’elle a froid dans le grand ciel austère. De son morne regard elle parcourt la terre, Et, voyant tout désert, s’empresse à nous quitter. Et froids tombent sur nous les rayons qu’elle darde, Fantastiques lueurs qu’elle s’en va semant ; Et la neige s’éclaire au loin, sinistrement, Aux étranges reflets de la clarté blafarde. Oh ! la terrible nuit pour les petits oiseaux ! Un vent glacé frissonne et court par les allées ; Eux, n’ayant plus l’asile ombragé des berceaux, Ne peuvent pas dormir sur leurs pattes gelées. D